Le soldat inconnu vivant

Grâce à la Croix-Rouge, alors que les combats se poursuivent, les belligérants s'échangent des prisonniers dont on est sûr qu'ils ne repartiront pas au front : des amputés, des aveugles, et à partir de 1917 des malades mentaux. On parle alors de "commotionnés", victimes de traumatismes de guerre.

C'est ainsi que le 1er février 1918, un soldat français faisant partie d'un convoi de 65 "déments" rapatriés d'Allemagne, erre sur les quais de la gare des Brotteaux à Lyon.

Il n'a ni fiche ni papiers militaires permettant de l'identifier. Amnésique, quasi aphasique, il reste prostré, ne communiquant que par "verbiage", salade de mots incohérents. Diagnostiqué dément, il est interné en asile psychiatrique à Bron.

Interrogé, il balbutie un nom, où l'on croit discerner Anthelme Mangin, ainsi qu'une adresse, rue Sélastras à Vichy. C'est donc sous ce nom qu'il est interné dès le 22 mars 1918 à l'asile d'aliéné de Clermont-Ferrand, bien qu'il n'y ait aucune trace officielle ni d'Anthelme Mangin, ni de rue Sélastras à Vichy...

Le directeur de l'établissement, afin de résoudre aisément l'énigme, fait publier sa photographie dans Le Petit Parisien du 10 janvier 1920. Plusieurs photos d'autres patients sont également publiées, dans l'espoir que certains soient identifiés ainsi.

C'est le cas de façon certaine pour deux d'entre eux.

Des familles, croyant identifier Anthelme Mangin, affluent à l'asile de Clermont-Ferrand. Seules cependant Madame et Mademoiselle Mazenc, de Rodez, sont catégoriques : il s'agit de leur fils et frère Albert, disparu en 1915.

Anthelme Mangin est donc transféré à l'asile de Rodez. 

Confronté à des amis et connaissances d'avant-guerre, personne ne le reconnaît. En consultant sa fiche anthropométrique militaire, on dénombre des différences entre Albert Mazenc et l'inconnu, notamment un différence de taille de dix centimètres...
L'affaire en reste là.

En février 1922, le Ministère des Pensions fait afficher dans toutes les mairies de France la photographie de l'inconnu de Rodez, car se pose le problème des pensions de guerre qui ne peuvent être attribuées que nominativement. 

Son portrait s'étale à la une des journaux et est affiché sur les portes de toutes les mairies. Les anciens combattants se mobilisent.

 

Et cela fonctionne. Au-delà de toute espérance...

 

Au moins 300 familles identifiées, et sans doute beaucoup plus, le reconnaissent comme étant le fils, le  frère ou le mari disparu à la guerre. Pour de nombreuses familles qui n'ont pas encore su faire leur deuil, ce soldat amnésique représente un ultime espoir, auquel ils s'accrochent avec frénésie, laissant volontiers souffrances et doutes l'emporter sur la raison.

Un défilé de familles brisées, qui, contre toute logique, gardent l'espoir. 

La douleur est telle que la ressemblance ne compte pas. On se dit qu'il a dû changer... Et si l'on a décidé que c'était lui, alors c'est lui. Peu importent les faits. Certains vont pousser leur conviction à l'extrême. Comme cette femme, qui croyant reconnaître "son petit", accuse même les médecins d'avoir fait disparaître une cicatrice qui permettrait de l'identifier.

 

Cette réaction ne se comprend que si l'on tient compte du traumatisme causé par le phénomène des disparus. A la fin des hostilités, la France en compte en effet 250 000, des hommes pour lesquels on n'a pas la moindre trace. Pour leurs familles, le deuil est impossible à faire, il n'y a aucune certitude, aucun corps à pleurer, pas de rituel funéraire pour aider à apaiser la douleur. 

Selon une expression de l'époque, Anthelme Mangin est vraiment le fils de toutes les mères qui n'ont pas retrouvé leur fils.

La presse suit de près ce feuilleton, sur celui que l'on surnomme désormais le soldat inconnu vivant. Jean Anouilh s'en inspire même pour sa pièce Le Voyageur sans bagage. 


Comment départager ces familles, persuadées d'avoir reconnu en Anthelme Mangin leur proche disparu ?

Après de nombreux rebondissements et 13 années d'expertises, deux familles seulement présentent en 1935 les prétentions les plus solides. 

D'une part, Madame Lucie Melay, qui cherche son mari Emile, disparu.
D'autre part, Pierre Monjoin. N'ayant pas vu reparaître son fils Octave après sa captivité, le père s'est renseigné, et a appris que son fils a été rapatrié d'Allemagne le 31 janvier 1918, avec un convoi de commotionnés à destination de l'asile de Lyon. 

Les médecins et les juges sont persuadés qu'Anthelme Mangin est bien Octave Monjoin. En 1934, une visite à Saint-Maur (aujourd'hui Saint-Maur-sur-Indre) permet à Anthelme de reconnaître son village. Laissé à la sortie de la gare par ses accompagnants, Anthelme retrouve seul le chemin de la maison de son père. Il note des changements sur l'église du village, dont le clocher a été abattu par la foudre pendant son absence. 

Le 16 novembre 1937, le tribunal de Rodez rend donc à Anthelme Mangin son identité d'Octave Monjoin. La famille Lemay fait appel de la décision. 

Début 1938, Octave part vivre avec son père et son frère. 

Mais ce retour en famille est de courte durée, en raison du décès accidentel de son frère le 23 mars 1938, et de son père le 1er avril de la même année. 
Pour Octave, c'est donc le retour en asile, à l'Hôpital Sainte-Anne à Paris.

Le 8 mai 1939, la Cour d'Appel de Montpellier donne tort à la famille Lemay, qui saisit alors la Cour de Cassation.

Octave Monjoin meurt à l'Hôpital Sainte-Anne le 10 septembre 1942, a priori d'inanition, ce qui est le cas pour près de la moitié des malades mentaux dans les asiles durant l'Occupation...
La Cour de cassation n'aura pas à rendre son arrêt, le décès d'Octave mettant fin à ce duel judiciaire.

 

Enterré dans une fosse commune à Bagneux dans un premier temps, sa dépouille est transférée en 1948 vers le cimetière de Saint-Maur où il est inhumé sous le nom d'Octave Monjoin.

Un simple quiproquo ?

Octave Félicien Monjoin est né le 19 mars 1891 à Saint-Maur, fils de Pierre Monjoin et Joséphine Virly. 

Il est soldat à la 5e Compagnie du 95e Régiment d'Infanterie.


Blessé à la jambe à Blâmont, il est fait prisonnier par les Allemands. Il est hospitalisé à l'hôpital de Karlsruhe, puis est successivement détenu dans les camps de Rastadt, Nasbourg, Darmstatd, Nazelin et Wachta. 

 


Le 31 janvier 1918, Octave Félicien Monjoin, atteint de démence précoce, est signalé disparu d'un convoi de rapatriés par la Suisse à destination de l'hôpital de Bron. 

Une erreur aurait été commise dans cet hôpital, Octave n'ayant pas répondu à l'appel de son nom aurait alors été porté absent, tandis qu'un amnésique était indiqué en surnombre. 

De ce quiproquo s'ensuivra alors l'une des énigmes les plus célèbres de l'entre-deux-guerres.

 

La découverte d'Anthelme Mangin sur un quai de la gare des Brotteaux à Lyon le 1er février 1918 relèverait de la légende.