Après la signature du premier traité de paix et l'annonce de la victoire alliée sur l'Allemagne, que s'est-il passé pour les soldats de la Grande Guerre ? 

Il y a une tendance à l'oublier, mais il y a "plusieurs retours".


Le retour auquel on pense le plus, bien évidemment, est celui des soldats, qui quelques jours auparavant étaient encore en train de se battre sur le front et qui n'en peuvent plus, ou celui des prisonniers retenus en Allemagne en captivité.

 

Et à côté de ces retours-là, il y a un "autre retour" : le retour à la vie quotidienne. 

 

L'Armistice a mis fin à quatre années de guerre, quatre années durant lesquelles tous ont imaginé la fin de l'épreuve, rêvé du moment des retrouvailles, du retour au foyer.

Malgré la douleur des familles en deuil, l'intensité de l'émotion collective donne la mesure de cette attente partagée.

En août 1914, on a voulu croire à une guerre courte, à un retour pour les moissons, puis à un retour à Noël...

 


Mais la guerre s'est installée pour quatre longues années.

 

En France, 8 millions d'hommes ont été mobilisés, près de 6.5 millions y ont survécu.

 

Tous les soldats ne rentrent pas en même temps dans leur foyer. Certains sont déjà rentrés en raison des blessures ou maladies qu'ils ont subies. D'autres ne seront définitivement démobilisés qu'en 1919. 
Certains n'ont pas revu leur famille depuis quatre ans. 

D'autres ont pu profiter d'une permission pour un court séjour auprès de leurs proches.

Enfin, il y a un décalage entre celui qui est parti et qui revient enfin, et ceux qui l'ont attendu. 
Le retour à la vie d'avant-guerre est impossible, car tous ont été transformés par les épreuves.

 

Ainsi, une journaliste de La Femme de France reçoit une lettre d'une lectrice : 

"Madame, je suis bien inquiète.

Voici quatre ans que je suis séparée de mon mari. La guerre est sur le point de finir, on va me le rendre, je suis folle de joie, mais j'ai peur. Oui, j'ai très peur. Nous étions mariés depuis six ans lorsqu'il est parti, nous étions très heureux, très unis et nous n'avions jamais la moindre querelle [...]. 
Quand il partit, ce fut affreux, je me sentais désemparée, perdue [...].

Et puis, peu à peu, il a bien fallu que je me reprenne, que j'agisse. Et c'est là tout le drame, madame. J'ai appris à vivre, à penser par moi-même. J'ai organisé mon existence selon mes goûts, qui, je le vois bien maintenant, ne sont pas toujours ceux de mon mari. Je me suis créé des amitiés, des habitudes, des petites exigences, j'ai conscience de ma nouvelle personnalité. 

Madame, que dira mon mari quand il reviendra ? Je l'aime plus que jamais, mais notre amour ne peut plus être le même.

Comprendra-t-il ? Acceptera-t-il ? Je prévois des heurts, des difficultés, peut-être de graves querelles de cette lutte entre son autorité légitime et mon indépendance légitime [...]."

 

Le retour est particulièrement émouvant lorsque le soldat découvre des enfants qu'il n'a jamais connus, car il était au front lors de leur naissance, ou les a quittés nourrissons.


Et si certains enfants sont tout à la joie de rencontrer ce papa qu'ils ne connaissent pas, ce papa dont on a tant vanté la bravoure et le sacrifice d'avoir passé tant de temps loin des siens, les retrouvailles sont un choc pour d'autres, comme en témoigne ce récit : 

 

" Nous nous dirigeons directement à l'hôpital pour retrouver mon père. Nous sommes très heureuses de le revoir, mais lorsque péniblement, du fond de la grande salle où sont alignés de nombreux lits, il vient à notre rencontre, ma mère et moi restons interdites. Cet homme que nous avons connu très grand et très fort est devenu une loque, il marche d'un pas hésitant et le dos courbé."

 

Pour beaucoup d'enfants, c'est donc le retour d'un inconnu, qu'ils doivent apprendre ou réapprendre à connaître. L'équilibre familial est perturbé.

 

" Il est revenu très tard, en 1919. J'avais 9 ans. Pour ainsi dire, je ne le connaissais pas, je ne me souvenais plus de lui. Il a fallu refaire une place dans mon existence et dans mon cœur à ce père presque mort en lui-même."

 

" J'avais quatre mois quand il est parti, je n'avais aucun souvenir, aucune vie avec lui. Quand il est revenu, je ne l'ai pas accepté. Pour moi, c'était un intrus. Ma mère, comme elle était seule avec moi, ne parlait qu'à moi, ne s'occupait que de moi. Durant son absence, ma mère me couchait à côté d'elle dans le grand lit conjugal. Quand mon père est revenu, il a fallu que je cède la place. A table, ils avaient plus de 4 ans à rattraper, ils ne parlaient qu'ensemble. Et moi je n'avais plus mon mot à dire. Et c'est ça qui m'a bouleversée. Je me souviens très bien n'avoir reçu que quatre fessées dans ma vie, le même soir. Parce que je lui ai dit "J'ai prié le bon Dieu pour que tu reviennes de la guerre, je vais prier pour que tu y retournes !". 

Nous avions une vie organisée ma mère et moi, et tout à coup, tout était complètement bouleversé."

 

Ce n'est pas facile non plus pour les enfants nés après-guerre.

 

Louis, né en 1920, témoigne : 

"Je me rappelle, je suis encore tout petit, je dois avoir quatre ou cinq ans. Je suis tout ensommeillé, blotti au chaud dans mon lit. Je ne suis pas seul dans ma chambre. Mon père est là, couché au bord du grand lit. Il ne faut pas faire de bruit, il ne faut pas parler, il est malade : ce sont ses "abcès", sa blessure, la guerre..."

 

Pour l'entourage, il n'y a aucun encadrement. Il est implicitement demandé aux familles de soutenir leur soldat.

Souvent, un grand silence s'installe à propos de ce qui s'est passé "là-bas". Ce n'est pas le genre de sujet que l'on peut aborder aisément. Une chape de plomb vient recouvrir la mémoire de l'ancien Poilu et ses souvenirs de guerre. Il garde ses évocations pour les associations d'anciens combattants. Peut-être estime-t-il que seuls des pairs ayant vécu la même chose que lui sont à même de le comprendre...

 

La famille de l'un d'eux témoigne que celui-ci parle peu, voire pas du tout, de "sa guerre" alors qu'il en a pourtant noté les moindres détails dans de précieux carnets. 
Il y a aussi une différence qui s'installe entre ce que l'entourage imagine qu'il s'est passé pour son soldat, ce que le soldat a effectivement vécu, et ce qu'il en garde comme souvenirs. 


Ce n'est que bien plus tard que les expériences de la guerre sont partagées, plutôt avec les petits-enfants. 
Mais il convient de s'interroger sur la manière dont le récit a été transmis, ainsi que sur la façon dont l'imaginaire se l'est réapproprié.

 

De plus, la guerre a laissé de pénibles séquelles psychologiques. 

Pour les soldats ayant passé de longs mois au front, le quotidien post-guerre est aussi fait de cauchemars, de réminiscences, de conséquences physiques et psychologiques graves dus à la guerre. 

 

Dans Je ne peux pas oublier, Jean GIONO écrit : "Je remplissais la chambre où je parlais de fantômes boueux aux yeux mangés par les oiseaux."

La guerre les hante. 

Des médecins mentionnent la présence de troubles qui pèsent aussi sur la capacité de concentration des anciens combattants, sur leur patience, sur leur humeur, sur leur puissance de travail. 
Certaines familles témoignent que "la nuit, très souvent, il émettait en dormant de terribles hurlements, d'une violence insoutenable, on ne parvenait pas à le réveiller de ses cauchemars."

 


Dans les années 1960-1970, le professeur Louis CROCQ, appelé auprès d'anciens combattants de la Grande Guerre qui criaient et s'agitaient durant leur sommeil, explique que ceux-ci avaient révélé souffrir de ces troubles, ainsi que d'anxiété, de réminiscences ou de phobies depuis leur démobilisation, mais qu'ils trouvaient "normal d'avoir de tels souvenirs après ce qu'ils avaient vécu dans les tranchées et qu'il ne leur était jamais venu à l'idée de consulter pour ça."

 

Ce qui a été vécu durant le conflit ne peut donc être dit, mais dans le même temps, ce qui a été vécu ne peut être tu, agitant la mémoire et le corps.

 

Pour les soldats revenus infirmes du front, une autre vie commence, faite de soins, de rééducation et d'acceptation du handicap. Cette nouvelle vie commence d'ailleurs pour beaucoup avant même la fin de la guerre. 
Les invalides servent également la propagande, incarnant le courage et l'abnégation. On montre en exemple dans la presse un grave mutilé "qui avait manifesté un profond désespoir et un grand abattement ayant dû subir l'amputation d'une jambe, mais déjà on s'occupait de lui, on lui apprit la cordonnerie et avec le travail revint le goût à la vie et l'espoir de ne pas être seul à la traverser".

 

 

Pour d'autres invalides de guerre, des ateliers de rééducation professionnels sont mis en place, leur permettant d'apprendre un nouveau métier, d'espérer s'installer un jour à leur compte.

Cette réintégration dans la société sera diversement vécue : si certains "feront avec", essayant de retrouver une place dans la société, d'autres n'y parviendront jamais et iront même parfois jusqu'à la folie.

 

S'il est certain que les premiers moments de retrouvaille sont joyeux, mêlant le bonheur à la fin de la guerre à celui de retrouver son proche en vie, un sentiment de tristesse les envahit parfois si un membre d'une fratrie rentre seul ou si le deuil est venu frapper l'entourage pendant la guerre.

 

Pour les veuves et les orphelins, on vit dans le souvenir constant de l'absent. Certains enfants ne cesseront d'interroger leur vie durant les personnes qui auraient pu connaître leur papa et leur raconter sa vie. Cela deviendra même une obsession pour certains jusqu'à leur mort.

Les démarches pour obtenir une pension occupent les journées, mais le défunt est toujours là. 

Dans la hiérarchie des héros, ceux qui sont rentrés auront toujours la seconde place derrière les soldats tombés au champ d'honneur. Et parmi eux, une différence sera souvent faite selon qu'ils sont rentrés physiquement atteints ou non. 

 

D'autres retours sont synonymes de déconvenues. La séparation du couple est une réalité sociale. De nombreuses lois votées pendant la guerre sont destinées à sauvegarder l'institution du mariage, à faciliter les démarches des conjoints, à pallier l'absence de l'homme, habituel pilier de la famille. La loi du 4 avril 1915 autorise le mariage par procuration, qui concernera en France 6 240 unions. Mais le retour à la vie commune reste parfois impossible, et le taux de divorce passe de 5 % en 1913 à 12 % en 1920.

 

Enfin, pour les soldats revenus des camps de prisonniers après l'armistice, le retour est souvent difficile. S'ils ont pour eux le statut de victime des Allemands, personne n'est là pour les acclamer. Cet effet est d'autant plus fort que leur retour se fait au compte-gouttes.

 

Les anciens soldats de la Grande Guerre ne forment pas un groupe uniforme. Certains sont de toutes les commémorations, et toute leur existence tourne autour de leur statut d'Ancien Combattant. Pour eux, pour leur entourage, rendre hommage à leurs frères d'armes et à la patrie est un devoir. C'est aussi un moment où ils retrouvent leurs camarades de régiment, et toute la communauté se retrouve autour des familles des disparus. 

D'autres, au contraire, deviennent de fervents antimilitaristes.

 

 

Les conséquences de la guerre font leur oeuvre, et beaucoup décèdent des suites de leur invalidité ou des affections attrapées dans les tranchées, certains longtemps après. 

 

Plus tard, une autre guerre viendra apporter son lot de douleurs, et les victimes de la Grande Guerre seront quelques peu effacés. 

Malgré une poignée d'irréductibles, ces moments de recueillement collectif tomberont peu à peu dans l'oubli, loin des grandes foules de l'immédiat après-guerre.

Les parcours des combattants, aussi variés soient-ils, seront parsemés d'embûches personnelles, administratives et idéologiques, et certains en garderont un profond ressentiment jusqu'à la fin de leurs jours.