Louis De CAZENAVE, dernier Poilu de Haute-Loire

Louis Henri Félix De CAZENAVE est né le 16 octobre 1897 à Saint-Georges D'Aurac et décédé le 20 janvier 2008 à Brioude

Mobilisé en 1916, à 19 ans, le jeune soldat est d'abord affecté dans l'infanterie, au 22e, puis 42e, puis 4e Régiment d'Infanterie Coloniale, car l'Etat-major manque de fantassins. 

En 1917, il rejoint le 5e Bataillon de Tirailleurs Sénégalais.


"J'étais dans le 5e Bataillon de Tirailleurs Sénégalais. Forcément, on ne nous mettait pas dans les endroits les plus calmes." 

La "force noire" a été envoyée au massacre au Chemin des Dames, 45 % des soldats sont restés à terre lors des premiers assauts.

"En 1916, nous étions jeunes, patriotes et enthousiastes pour le combat", se souvient-il quelques jours avant le 11 novembre 2005. "Les peuples français et allemands avaient été montés les uns contre les autres. On partait, on ne savait pas trop pourquoi, mais on y allait ! "

Le 16 avril 1917, il est envoyé au Chemin des Dames, où il participe à la terrible offensive lancée par le Général Nivelle.

Il monte à l'assaut des lignes allemandes. Mal préparée, l'attaque piétine, et les premières lignes françaises sont pilonnées aussi bien par les canons allemands que par l'artillerie française. 

Les moyens militaires français se montrent rapidement insuffisants face à une armée allemande bien préparée et embusquée dans les côtes de la vallée de l'Aisne. 

Rien que ce jour-là, il y a plus de 28 000 morts. "Ce fut une boucherie. Considérés comme de la chair à canon, on nous avait envoyés au casse-pipe", juge-t-il.

Le lendemain de cette offensive éclatent les premières mutineries au sein de l'armée française, et Louis sait qu'il y a eu des soldats fusillés pour rébellion : "Il y a même eu un officier, allongé sur un brancard, que l'on a fait se redresser pour qu'il voie bien le peloton d'exécution", raconte-t-il. "Je me rappelle du village de Jouy, on disait : le général Mangin a joui à Jouy avant le Chemin des Dames. [...] C'était un mauvais coin, ça bagarrait tout le temps. J'ai vu des centaines de tués, moi je n'ai rien eu du tout. [...] Il faut avoir entendu les blessés entre les lignes. Ils appelaient leur mère, suppliaient qu'on les achève. C'était une chose horrible."

Lettres de mai 1917, écrites du Chemin des Dames...

 

Louis De Cazenave a participé à l'assaut du 5 mai 1917 sur la ligne du Chemin des Dames. 

Voici des extraits de trois lettres qu'il a écrites à ses parents, avant et après la bataille. 

 

4 mai 1917. Ce soir, nous montons en ligne et c'est demain que nous nous rendons chez Fritz. Nous partons avec beaucoup de confiance et de courage et espérons faire du bon travail [...]. Le temps est splendide, ce qui est énorme, surtout pour les Sénégalais. Personne ne s'émotionne, on rit, on chante comme si de rien n'était."

 

"7 mai 1917. Je suis sorti indemne de la fournaise mais c'est crânement que j'ai reçu le baptême du feu [...]. Malgré la lutte acharnée, le moral reste bon, on les aura."

 

"14 mai 1917. Repos et permissions sont largement gagnés par nous, songez que ma division est restée 36 jours en ligne [...]. Le 5 à 4 h 00, nous sommes montés à l'assaut, nous avons escaladé les monts pour prendre le Plateau de Californie [...].

Debout sous la mitraille, au pas comme à la manœuvre, nous allions jusqu'aux fils de fer, à quatre pas des tranchées boches. Là, nous dûmes nous replier dans le ravin pour gravir à nouveau un peu plus tard avec le même courage et toujours décidés les collines aux sommets desquelles nous nous établîmes [...].

Quatre-vingt-douze prisonniers y furent faits, les trois-quart tous jeunes, maigres, hâves, ne tenant pas debout, de véritables cadavres, ils nous faisaient pitié. Nous fûmes admirés par les contingents européens. Nos pertes furent lourdes, à ma section, sur 33 nous demeurâmes 12.

Rien ne m'a émotionné, ni la pluie des balles, ni les rafales d'obus [...]. J'étais parti avec beaucoup de confiance et pas un seul instant durant l'assaut je n'ai eu la moindre pensée d'y demeurer. Je suis toujours resté en tête avec les officiers depuis le début jusqu'à la fin.

Ce qui m'a causé une immense peine, une émotion profonde, a été de retrouver sur le champ de bataille mes camarades tués et blessés. Cette impression m'a été pénible et je la conserverai longtemps."

 

Avec ses camarades, Louis De Cazenave a vécu tapi au fond des tranchées, dans la boue, avec les rats et les poux, il n'a pas oublié la Chanson de Craonne. Les lettres de sa mère lui sont un précieux secours.

Il survit à la saignée, aux assauts inutiles. "Le hasard, la fatalité des tirs veux que je sois encore là. Pourquoi suis-je encore là alors que je pourrais être ailleurs ?" 

Il n'aura même pas la "bonne blessure", celle qui permet de se sortir des combat, sur une civière, certes, mais vivant. Jusqu'à la grippe espagnole qu'il aurait "bien aimé attraper en permission" et qui l'oublie.

Souvent, lors des périodes de répit, Français et Allemands vont s'alimenter en eau auprès d'une source qui se trouve dans le No Man's Land.

Une fois, au front, nous avions trouvé un point d'eau, se souvient-il. Le même puits que les Allemands. Au fil des jours, nous avons fini par fraterniser avec eux. Les Allemands, on les retrouvait quand on allait chercher de l'eau au puits. On discutait. Ils étaient comme nous, ils en avaient assez. On avait chacun nos bidons d'eau à la main. Je ne parlais pas allemand, mais, d'un simple regard, on se comprenait tout de même. Ils étaient logés à la même enseigne que nous, ils en avaient assez. Quand notre Etat-major l'a appris, il a aussitôt déclenché une attaque. C'est comme ça que ça se passait. Nos officiers n'aimaient pas beaucoup cela, et s'arrangeaient pour qu'un régiment ne reste pas trop longtemps à la même place pour ne pas fraterniser. Parfois, les généraux lançaient une attaque pour couper court à tout rapprochement."

Durant l'année 1917, il raconte : "Nous avions fraternisé, mais quand c'est arrivé aux oreilles de l'Etat-major, il a ordonné une attaque."

A partir de mars 1918, Louis De Cazenave est versé dans l'artillerie : Là, ce n'était pas comparable. On était moins exposés que les fantassins, les pousse-cailloux," disait-il. 

"C'est ce qui l'a sauvé", souligne son fils.

Son meilleur souvenir de la guerre est l'Armistice du 11 novembre 1918.

"Je ne m'en souviens plus bien, mais j'étais heureux d'être encore en vie. Je n'ai ni chanté, ni dansé, mais quelques jours après j'ai défilé".

Il s'en était sorti, indemne, mais changé.

Après la guerre, sitôt démobilisé, il revient en Haute-Loire et trouve du travail en 1919 comme cheminot à la compagnie des chemins de fer PLM, où des emplois étaient réservés aux Poilus.

En 1920, il commence sa carrière à Gannat, dans l'Allier, en vendant des billets au guichet. La même année, il épouse Jeanne Genevrier, receveuse à la Poste de Saint-Georges D'Aurac, où travaillait sa mère, elle aussi receveuse des Postes. Ils ont trois fils, Raoul, Robert et Louis, auxquels il ne parlera jamais de ce qu'il a vécu dans les tranchées, et qu'il gronde chaque fois qu'ils disent  les Boches au lieu des Allemands.  

Pacifiste convaincu, Louis De Cazenave s'installe à Brioude avec sa famille. Il participe aux manifestations du Front Populaire de 1936 et entre au Conseil municipal de Brioude. Il s'abonne à La Patrie Humaine, un journal libertaire.

Fin 1941, en sortant de la gare de Châteaucreux à Saint-Etienne où il travaille, il est arrêté par la police de Vichy aux ordres du maréchal Pétain, l'ancien symbole de la victoire française de 1918, devenu l'allié des occupants allemands. Il est emprisonné quelques semaines.

Révoqué des chemins de fer par un régime de Vichy qu'il ne goûte guère, il ne retravaillera plus. Il refuse de retourner à la SNCF et prend une retraite anticipée pour s'occuper de sa famille, de la cuisine, et surtout de son jardin, une de ses passions avec la chasse. 

Pendant la Seconde Guerre mondiale, il reste en retrait, écœuré par ces nouvelles hostilités.

"Parti patriote en 1916, les horreurs de la guerre m'ont rendu pacifiste. Dans le feu de l'action, je n'ai jamais eu envie de m'enfuir. On les aura, avais-je même écrit dans les lettres adressées à ma mère. Mais si c'était à refaire, je déserterais, car finalement, rien ne justifie la guerre".

Son fils cadet, Robert, est résistant avant de s'engager dans l'Armée française.

A la libération, il devient gaulliste.

Louis De Cazenave à Saint-Julien Chapteuil, où Madame De Cazenave était receveuse des Postes. 

En 1973, à la mort de son épouse, il reste avec son fils cadet et ses aide-ménagères dans sa petite maison, dotée d'un jardin qu'il cultive jusqu'à plus de 90 ans. 

De la guerre, il a rapporté deux énormes ogives d'obus de 75 mm, qui trônent dans son salon, à côté de ses décorations. Il a reçu la Croix de Guerre, ainsi que la Légion d'Honneur, qu'il a refusée pendant très longtemps, et demandée par les Anciens Combattants, mais surtout pas par lui-même, et qu'on lui remet donc bien tardivement, le 11 novembre 1995.

Son fils témoigne à ce sujet : "Les Anciens Combattants l'avaient demandé pour lui, il ne la voulait absolument pas, il m'a dit : "Tu peux te la mettre quelque part". Il n'est jamais allé aux commémorations du 11 novembre à Paris. Les cérémonies, il aime pas ça."

Louis De Cazenave : "Les médailles ? les défilés ? les cérémonies ? je m'en fous ! Et je ne vois pas pourquoi j'aurais une médaille alors que les camarades qui sont restés là-bas n'ont même pas eu droit à une croix de bois. La Légion d'Honneur ? je me serais bien passé. Dites-le bien que l'Etat n'a pas été correct avec moi."

Les dernières années, il ne cache pas son amertume vis-à-vis des hommes politiques, notamment à ceux à qui il avait écrit, le Président Jacques Chirac et un ancien ministre, Michel Durafour. Il avait demandé la réversion de la pension de sa femme, décédée quelques semaines avant la modification d'une loi sur les retraites. Sans succès.

Il vivait les derniers temps avec une pension de 690 euros.

Toujours de bonne humeur, l'oeil vif mais l'audition difficile, Louis De Cazenave se déplaçait avec un déambulateur chez lui et ne sortait plus. 
Même pas le 11 novembre.


Il lisait quotidiennement son journal, son inséparable pipe en bouche - il en fume trois chaque jour - remplie de tabac "Bergerac", le pays où son père cultivait la vigne, et râlait encore et toujours contre la guerre.

A la fin, quand s'amenuisait le nombre des survivants et qu'augmentaient les sollicitations, le vieil homme s'était enfermé chez lui, faisant juste savoir qu'il voulait être tranquille.

Lorsqu'on lui demandait de s'exprimer sur son passé de militaire, il répondait avec vivacité : "La guerre ? un truc absurde, inutile ! A quoi ça sert de massacrer des gens ? Rien ne peut le justifier, rien ! La gloire, l'héroïsme ? de la fumisterie ! Le patriotisme ? un moyen de vous faire gober n'importe quoi !"

Définitivement marqué par l'horreur du premier conflit mondial, Louis De Cazenave n'a jamais parlé de "sa guerre" à sa famille. Elevé dans la culture chrétienne, il est resté très sensible à l'injustice.

Devenu un ardent défenseur de la paix, il incite les jeunes à préserver la paix, coûte que coûte, et n'hésite jamais à dénoncer "la connerie de la guerre et la bêtise des hauts gradés".

"Ce conflit n'a servi à rien, estime-t-il. C'était une boucherie et ça n'a pas empêché la guerre d'éclater à nouveau en 1939. Les seuls qui en ont profité, ce sont les industries de l'armement, en France comme en Allemagne".

En 2005, le Haut Conseil de la Mémoire Combattante, présidé par le Président de la République Jacques Chirac, décide que des obsèques de portée nationale seront organisées pour le dernier combattant de 1914-1918 et que celui-ci sera enterré au Panthéon.

A ce propos, Louis De Cazenave répond sans hésitation : "Non, je veux aller avec les miens, avec ma famille au cimetière de Saint-Georges D'Aurac. Je veux la simplicité".

 

 

Louis De Cazenave meurt le 20 janvier 2008, au petit matin.

"Il est mort comme il le désirait, chez lui. Il s'est éteint comme une chandelle", raconte son fils.

Louis De Cazenave était l'un des deux derniers Poilus français encore vivants et le doyen des Français. Mais cet homme au caractère bien trempé n'en tirait et n'en attendait aucune gloire...
Conformément à ses dernières volontés, ce "héros malgré lui" a été inhumé en toute simplicité, le 22 janvier 2008 dans le caveau familial.

Ses obsèques à Brioude furent marquées par la sobriété.
Et par un appel "à transmettre les valeurs de paix cultivées par Louis De Cazenave".

Le dernier Poilu, Lazare Ponticelli, est mort quelques mois plus tard, le 22 mars 2008, au Kremlin-Bicêtre, âgé de 110 ans.