Les écrivains et la Grande Guerre

La mobilisation d'août 1914 s'est traduite par l'incorporation de soldats de toutes les classes sociales.

Les intellectuels et les écrivains ne font pas exception. 
Charles PEGUY est mobilisé comme lieutenant de réserve, ALAIN-FOURNIER, Georges DUHAMEL ou Luc DURTAIN servent comme médecins.

D'autres, trop âgés, trop jeunes, ou de santé fragile, choisissent parfois de les rejoindre à l'instar de Léon WERTH, Henri BARBUSSE ou Roland DORGELES.

Paris ayant attiré avant-guerre nombre de jeunes écrivains et artistes venus d'autres pays, certains choisissent également de partir au front pour leur seconde patrie, comme Blaise CENDRARS, né en Suisse, ou Guillaume APOLLLINAIRE, natif de Pologne.

Ces écrivains, qui ont déjà une oeuvre avant 1914, sont rejoints au fil de la guerre par de jeunes auteurs qui découvriront leur vocation en tentant de mettre en vers ou en récit ce qu'ils vivent au front.

Nombre d'écrivains sont morts, emportés par la tourmente de 1914-1918.

Henri ALAIN-FOURNIER, Louis PERGAUD, Guillaume APOLLINAIRE, Charles PEGUY, Sylvain ROYE sont de ceux-là.

Louis PERGAUD, avec son inoubliable Petit Gibus qui jouait à la guerre, la guerre bien innocente des boutons, et son si j'aurais su, j'aurais pas venu, nous semble comme un triste présage après-coup...

Henri ALAIN-FOURNIER nous laisse en héritage un seul roman, Le Grand Meaulnes, écrit en 1913, et dont il ne saura jamais le succès.

Guillaume APOLLINAIRE, mort deux jours avant l'armistice, dédicace son livre Calligrammes à son ami l'écrivain René DALIZE (1879-1917), mort au Chemin des Dames.

Le jeune poète Sylvain ROYE meurt le 24 mai 1916, à 25 ans, en nous laissant le magnifique poème La prière des tranchées, dont voici un extrait : 

 

D'autres heures naîtront, plus belles et meilleures,

La Victoire luira sur le dernier combat.

Seigneur, faites que ceux qui connaîtront ces heurs

Se souviennent de ceux qui ne reviendront pas.

 

Après la guerre, l'Etat français rend hommage aux écrivains disparus. 
Le 25 octobre 1927 se déroule au Panthéon une cérémonie à la gloire des écrivains Morts pour la France.

Quatre panneaux portent leurs 560 noms.


Puisqu'ils ne peuvent pas tous témoigner, d'autres le feront. Tous racontent, dénoncent cette guerre.

Leurs récits sont motivés par le besoin vital de raconter le lot d'horreurs et d'absurdités du conflit, qui en devient le personnage principal. 

Pressés par le temps et la mort omniprésente, la plupart des écrivains veulent témoigner des souffrances et de la réalité vécue, loin de la propagande, du bourrage de crâne opéré à l'arrière. C'est même pour certains, comme Henri BARBUSSE ou Roland DORGELES, une mission morale. 

Plusieurs Prix Goncourt de cette période sont attribués à cette littérature, qui raconte les tranchées. 

Dans les années 1920 et 1930, les conséquences psychologiques - les troubles comportementaux - et sociales du conflit sont le sujet principal des œuvres de fiction en rapport avec la Grande guerre. Il y a un renouveau de cette thématique au début des années 1930, opéré par des pacifistes comme Romain ROLLAND, Jules ROMAINS, Jean GIONO, ou des désabusés de l'humanité, tel CELINE.

Seuls quelques vétérans de 1914 se replongent encore dans leurs années de jeunesse, comme Blaise CENDRARS ou Maurice GENEVOIX.

Après la guerre, le public se lasse. Si ce courant littéraire perdure, beaucoup de jeunes gens s'insurgent contre ce qu'ils considèrent comme un culte mémoriel : le mouvement Dada, les surréalistes, font le procès des écrivains combattants.

Il faut attendre la disparition de cette génération pour que la période 1914-1918 redevienne un motif littéraire important. Utilisant les souvenirs familiaux, les mémoires, les études des historiens, des auteurs s'attachent à recréer une époque, un univers disparu.

Car se souvenir est devenu un devoir de mémoire, et la littérature y prend toute sa part.

Dans cette abondance de témoignages, quelle que soit la forme littéraire choisie, on peut citer par exemple : 

René BENJAMIN, Gaspard (Prix Goncourt 1915)

Henri BARBUSSE, Le Feu (Prix Goncourt 1916)

Georges DUHAMEL, Civilisation (Prix Goncourt 1918)

Léon WERTH, Clavel Soldat (1919)

Roland DORGELES, Les Croix de Bois (Prix Fémina 1919)

Ernst JÜNGER, Orages d'Acier (1920)

Joseph KESSEL, L'Equipage (1924)

Erich Maria REMARQUE, A l'Ouest Rien de Nouveau (1928)

Ernest HEMINGWAY, L'Adieu aux Armes (1929)

Gabriel CHEVALLIER, La Peur (1930)

Jean GIONO, Le Grand Troupeau (1931)

Louis-Ferdinand CELINE, Voyage au Bout de la Nuit (1932)

William MARCH, Compagnie K (1933)

Roger VERCEL, Capitaine Conan (1934)

Humphrey COBB, Les Sentiers de la Gloire (1935)

Emilio LUSSU, Les Hommes Contre (1937)

Jules ROMAINS, Prélude à Verdun, et Verdun (1938)

Dalton TRUMBO, Johnny s'en va-t-en guerre (1939)

Blaise CENDRARS, La Main Coupée (1946)

Maurice GENEVOIX, Ceux de 14 (1949)

Sébastien JAPRISOT, Un Long Dimanche de Fiançailles (1991)

Louis MAUFRAIS, J'étais Médecin dans les Tranchées (2008)

Pierre LEMAÎTRE, Au Revoir Là-Haut (2013)



Extraits divers


Je hais la guerre, mais j'aime ceux qui l'ont faite.

Je trouve que c'est une victoire, parce que j'en suis sorti vivant.

Roland Dorgelès

 

La guerre, c'est quand les jeunes rêvent de devenir grands-pères...

Erri De Luca

 

Heureux ceux qui sont morts dans une juste guerre ! 

Heureux les épis mûrs et les blés moissonnés ! 

Charles Péguy

 

Ah Dieu ! 

Que la guerre est jolie, avec ses chants, ses longs loisirs...

Guillaume Apollinaire

 

La paix est le temps où les fils enterrent leurs pères,

La guerre est le temps où les pères enterrent leurs fils.

Hérodote

 

La guerre, c'est le massacre de gens qui ne se connaissent pas,

au profit de gens qui se connaissent mais ne se massacrent pas.

Paul Valéry

 

Je vois des ruines, de la boue, des files d'hommes fourbus, des bistrots où l'on se bat pour des litres de vin, des gendarmes aux aguets, des troncs d'arbres déchiquetés et des croix de bois, des croix, des croix... 

Roland Dorgelès


Etat d'esprit

 

J'en ai marre ! J'ai vingt-trois ans, j'ai déjà vingt-trois ans ! J'ai entamé cet avenir que je voulais si plein, si riche en 1914, et je n'ai rien acquis. Mes plus belles années se passent ici, j'use ma jeunesse à des occupations stupides, dans une subordination imbécile, j'ai une vie contraire à mes goûts, qui ne m'offre aucun but, et tant de privations, de contraintes se termineront peut-être par ma mort... J'en ai marre ! Je suis le centre du monde, et chacun de nous, pour soi-même, l'est aussi. Je ne suis pas responsable des erreurs des autres, je ne suis pas solidaire de leurs ambitions, de leurs appétits, et j'ai mieux à faire qu'à payer leur gloire et leurs profits de mon sang. Que ceux qui aiment la guerre la fassent, je m'en désintéresse. C'est affaire de professionnels, qu'ils se débrouillent entre eux, qu'ils exercent leur métier. Ce n'est pas le mien ! De quel droit disposent-ils de moi ces stratèges dont j'ai pu juger les funestes élucubrations ? Je récuse leur hiérarchie qui ne prouve pas la valeur, je récuse les politiques qui ont abouti à ceci. Je n'accorde aucune confiance aux organisateurs de massacres, je méprise même leurs victoires pour avoir trop vu de quoi elles sont faites. Je suis sans haine, je ne déteste que les médiocres, les sots, et souvent on leur donne de l'avancement, ils deviennent tout-puissants. Mon patrimoine, c'est ma vie. Je n'ai pas de bien plus précieux à défendre. Ma patrie, c'est ce que je réussirai à gagner ou à créer. Moi mort, je me fous de la façon dont les vivants se partageront le monde, de leurs tracés de frontières, de leurs alliances et de leurs inimitiés. Je demande à vivre en paix, loin des casernes, des champs de bataille et des génies militaires de tout poil. Vivre n'importe où, mais vivre tranquille, et devenir lentement ce que je dois être... Mon idéal n'est pas de tuer. Et si je dois mourir, j'entends que ce soit librement, pour une idée qui me sera chère, dans un conflit où j'aurai ma part de responsabilité...

- Datremont ! 

- Mon commandant ? 

- Allez tout de suite voir à la 11e où sont placées les mitrailleuses.

- Bien, mon commandant ! 

 

 

Gabriel CHEVALLIER "La Peur" (1930)


La discipline militaire allemande

 

Notre instruction militaire dura deux semaines et ce temps-là suffit pour nous transformer d'une manière plus radicale que dix années d'école. [...] D'abord étonnés, puis irrités, et finalement indifférents, nous reconnûmes que ce n'est pas l'esprit qui a l'air d'être prépondérant, mais la brosse à cirage, que ce n'est pas la pensée, mais le "système", pas la liberté, mais le dressage. Nous étions devenus soldats avec enthousiasme et bonne volonté, mais on fit tout pour nous en dégoûter. [...] Avec nos yeux jeunes et bien éveillés, nous vîmes que la notion classique de la patrie, telle que nous l'avaient inculquée nos maîtres, aboutissait ici, pour le moment, à un dépouillement de la personnalité qu'on n'aurait jamais osé demander aux plus humbles domestiques. 

 

Saluer, se tenir au "garde-à-vous", marcher au pas de parade, présenter les armes, faire demi-tour à droite ou à gauche, faire claquer les talons, recevoir les injures et être en butte à mille chicanes, certes, nous avions envisagé notre mission sous un jour différents et nous trouvions que l'on nous préparait à devenir des héros comme on dresse des chevaux de cirque. Mais nous nous y habituâmes vite. Nous comprîmes même qu'une partie de ces choses étaient nécessaire, mais qu'une autre partie était, elle, superflue. Le soldat a du nez pour ces questions-là.[...]

 

Kropp, Müller, Kemmerich et moi, nous fûmes affectés à la neuvième escouade qui avait pour chef Himmelstoss.

 

Il passait pour la plus sale "vache" de la caserne et il en était fier. Un petit homme trapu, qui avait servi pendant douze ans, avec une moustache rousse retroussée - facteur dans le civil. Kropp, Tjaden Westhus et moi, il nous avait particulièrement à l'oeil parce qu'il sentait notre muet défi. Un matin, j'ai été obligé de refaire son lit quatorze fois ; il trouvait toujours quelque chose à reprendre et il le défaisait. Pendant vingt heures (naturellement avec des pauses), j'ai graissé une paire de vieilles bottes dures comme la pierre et suis arrivé à les rendre si souples qu'Himmelstoss lui-même ne dit plus rien. Sur son ordre, j'ai frotté la chambrée à neuf, avec une brosse à dents ; Kropp et moi, nous avons commencé à exécuter la consigne consistant à balayer la neige de la caserne avec une brosse à main et une raclette, et nous aurions persévéré jusqu'à congélation si, par hasard, un lieutenant ne s'était approché, qui nous renvoya et qui rabroua énergiquement Himmelstoss. Malheureusement, la conséquence en fut qu'Himmelstoss devint encore plus enragé à notre égard. 

 

Erich Maria REMARQUE "A l'Ouest, rien de nouveau" (1929) 


Août 1914, départ de Narbonne

 

 

La plupart des témoignages émanent d'hommes instruits. Le journal de Louis BARTHAS apparaît comme une exception. Tonnelier originaire d'un village des Corbières, Louis BARTHAS est âgé de 35 ans en 1914. Marié et père d'un enfant, il fait toute la guerre au front, de la Somme à Verdun. En 1919, il met au propre les notes qu'il a prises durant le conflit. Cet homme, qui n'a pour tout bagage que son certificat d'études primaires, socialiste et syndicaliste, veut apporter son témoignage en souvenir de ses camarades morts au combat. 
Il raconte ainsi l'arrivée des premiers prisonniers : 

 

"Mais bientôt, cette haine farouche s'atténua quand on eut les preuves qu'on ne massacrait pas tous nos prisonniers et que même, chose inimaginable, ces barbares soignaient ceux qui étaient blessés. 

On en fut stupéfait : les Allemands n'étaient donc point des malandrins ? des bandits ? les journaux avaient-ils donc menti, ou tout au moins démesurément grossi les choses ? 

Ce doute retourna les esprits, et dès lors, les passages de prisonniers ne suscitèrent plus qu'une curiosité qui alla en décroissant pour faire place à une indifférence complète et même à de la pitié de la part des gens sensibles, plus nombreux que ce qu'on pourrait croire. 

D'ailleurs, la curiosité de la foule était distraite par d'autres spectacles variés. Ce fut d'abord l'arrêt pendant quelques jours à Narbonne d'une magnifique division algérienne. On ne se lassait pas d'admirer la tenue, les défilés, les parades de ces zouaves, de ces tirailleurs si fiers, si crânes dans leur tenue si originale.

Quelle différence avec nous, affublés de capotes trop grandes ou trop courtes, de vieux pantalons rapiécés, de képis déformés. Il y avait de quoi être humiliés et jaloux ! Tous les regards des Narbonnais étaient pour ces Africains."

 

Les carnets de guerre de Louis Barthas, tonnelier, 1914-1918

(première édition : Maspero, 1977)


L'attente dans les tranchées

 

Le moral est bas. Nous sommes tapis dans nos abris depuis deux heures ; voici que notre propre artillerie tire sur nos tranchées. C'est la troisième fois en quatre semaines. Si encore c'était des erreurs de tir, personne ne dirait rien, mais cela vient de ce que les tubes des canons sont usés, ce qui rend les coups incertains et fait souvent s'éparpiller leurs obus sur notre secteur. Cette nuit, nous avons ainsi deux blessés.

Le front est une cage dans laquelle il faut attendre nerveusement les événements. Nous sommes étendus sous la grille formée par la trajectoire des obus et nous vivons dans la tension de l'inconnu. Sur nous place le hasard. Lorsqu'un projectile arrive, je puis me baisser, et c'est tout ; je ne puis ni savoir exactement où il va tomber, ni influencer son point de chute.

C'est ce hasard qui nous rend indifférents. Il y a quelques mois, j'étais assis dans un abri et je jouais aux cartes ; au bout d'un instant, je me levai et j'allai voir des connaissances dans un autre abri. Lorsque je revins, il ne restait plus une miette du premier ; il avait été écrabouillé par une marmite. Je retournai vers le second abri et j'arrivai juste à temps pour aider à le dégager, car il venait d'être détruit à son tour. 

C'est par hasard que je reste en vie, comme c'est par hasard que je puis être touché. Dans l'abri "à l'épreuve des bombes", je puis être mis en pièces, tandis que, à découvert, sous dix heures du bombardement le plus violent, je peux ne pas recevoir une blessure. Ce n'est que parmi les hasards que chaque soldat survit. Et chaque soldat a foi et confiance dans le hasard. 

 

Erich Maria REMARQUE "A l'Ouest, rien de nouveau" (1929)


L'attaque

 

Personne ne croirait que dans ce désert tout déchiqueté il puisse y avoir encore des êtres humains ; mais, maintenant, les casques d'acier surgissent partout dans la tranchée et à cinquante mètres de nous il y a déjà en position une mitrailleuse, qui, aussitôt, se met à crépiter. 

Les défenses de fils de fer sont hachées. Néanmoins, elles présentent encore quelques obstacles. Nous voyons les assaillants venir. Notre artillerie fulgure. Les gens d'en face font tous leurs efforts pour avancer. Hale et Kropp se mettent à travailler avec les grenades. Ils les lancent aussi vite qu'ils peuvent ; elles leur sont tendues toutes prêtes à être envoyées. Hale atteint soixante mètres et Kropp cinquante ; la preuve en a été faite et c'est une chose très importante. Les gens d'en face, occupés à courir, ne peuvent guère être dangereux avant leur arrivée à trente mètres. 

Nous reconnaissons les visages crispés et les casques ; ce sont des Français. Ils atteignent les débris des barbelés et ont déjà des pertes visibles. Toute une file est fauchée par la mitrailleuse qui est à côté de nous ; puis nous avons une série d'enrayages et les assaillants se rapprochent. 

Je vois l'un d'eux tomber dans un cheval de frise, la figure haute. Le corps s'affaisse sur lui-même comme un sac, les mains restent croisées comme s'il voulait prier. Puis, le corps se détache tout entier et il n'y a plus que les mains coupées par le coup de feu, avec des tronçons de bras, qui restent accrochées dans les barbelés.

Au moment où nous reculons, trois visages émergent du sol. Sous l'un des casques apparaît une barbe pointue, toute noire et deux yeux qui sont fixés droit sur moi. Je lève la main, mais il m'est impossible de lancer ma grenade dan la direction de ces étranges yeux. Pendant un instant de folie, toute la bataille tourbillonne autour de moi et de ces yeux qui, seuls, sont immobiles ; puis en face de moi, la tête se dresse, je vois une main, un mouvement, et aussitôt ma grenade vole, vole là-dessus. 

Nous reculons en courant, nous tirons des chevaux de frise dans la tranchée et laissons tomber derrière nous des grenades tout armées, qui nous permettent de céder le terrain sans cesser le feu. De la position suivante, les mitrailleurs font feu.

Nous sommes devenus des animaux dangereux, nous ne combattons pas, nous nous défendons contre la destruction. Ce n'est pas contre des humains que nous lançons nos grenades, car à ce moment-là nous ne sentons qu'une chose : c'est que la mort est là qui nous traque, sous ces mains et ces casques. C'est la première fois depuis trois jours que nous pouvons la voir en face ; c'est la première fois depuis trois jours que nous pouvons nous défendre contre elle. La fureur qui nous anime est insensée ; nous ne pouvons que détruire et tuer, pour nous sauver... pour nous sauver et nous venger.

 

Erich Maria REMARQUE "A l'Ouest, rien de nouveau" (1929)